La semaine dernière, j’ai entraperçu le futur en train de se fabriquer dans un restau chinois de Massy. En effet, j’ai eu le plaisir de déjeuner avec Eric Seulliet, l’auteur du livre « Fabriquer le Futur ». Nous avons parlé ensemble innovation ascendante, innovation open source, do-it-yourself innovation ou mouvement Pro/Am (pour Professionals/Amateurs), selon le terme que l’on emploie, pour des concepts qui se recouvrent plus ou moins bien. Réflexions en vrac, suite à ce déjeuner:
De la place de la créativité dans l’innovation privée:
En fait, quelques jours après qu’Eric Seulliet a pris contact avec moi, j’ai reçu un mail du service documentaire de notre centre de recherche qui m’informait que son bouquin venait d’arriver chez nous, à la demande d’un collègue. Je vais voir le collègue: « un peu trop loin de mon quotidien pour moi, je cherchais plutôt un bouquin sur ‘comment rendre mes équipes plus créatives' », me dit-il en me le passant. C’est vrai que le premier chapitre est très académique: la place de l’imaginaire dans l’innovation. Dans le service R&D où je travaille, dans une grosse boîte high-tech privée, la place de l’imaginaire est curieuse: elle est à la fois inexistante officiellement (on n’y fait jamais référence, ça ne fait ni sérieux, ni gérable) et omniprésente (références permanentes à l’idée que l’on se fait de la concurrence, aux success stories de l’Internet et aux images du futur que l’on se renvoie de labo en labo à travers nos projets). L’imaginaire est implicite ici-bas. On osera parle plutôt parler de créativité (en termes de… combien de propositions de brevets as-tu produites cette année?) sans référence explicite à ce qui la sous-tend: imaginaire, croyances…
Pour revenir au bouquin, j’ai bien aimé un témoignage du troisième chapitre, sur lequel a plus particulièrement travaillé Eric Seulliet. Il s’agit de l’interview d’un consultant qui explique que la difficulté pour les entreprises innovantes n’est pas de manager la technologie nouvelle mais de manager la personnalité de ses créatifs. J’ai bien rigolé en lisant ça, en pensant à des réflexions de certains anciens collègues: « tu es parfois ingérable… », « un peu difficile à contrôler… ». Amusant quand on entend tant d’entreprises clamer qu’elles cherchent des « intrapreneurs » capable de prendre des initiatives. Là aussi, il y a un imaginaire (« les entreprises modernes aiment les créatifs ») et une réalité qui n’est pas forcément en phase (« zut alors, comment bien gérer des preneurs d’initiative? »). Il n’y a qu’à voir les processus de recrutement d’informaticiens: on recrute des clones pour profiter d’armées de clones à faire du SAP et du J2EE, pas des créateurs de technologie et encore moins des créateurs d’innovation. Dur, dur, de ne pas se retrouver dans un « métier à la con » comme me le fait remarquer un contributeur à ce blog.
De l’innovation open source et du développement durable
En déjeunant ensemble, j’ai pu observé un phénomène étrange: les gens qui aiment l’innovation ascendante aiment généralement le développement durable et peut-être vice-versa. C’est une généralité un peu bête mais, en première approximation, qui m’a l’air assez vraie. L’une des raisons pour lesquelles Eric Seulliet m’a rencontré, c’est que je prétends parfois m’intéresser au « développement durable », à l' »associatif », à l' »économie sociale »… « tu devrais faire dans l’humanitaire » me dit-on parfois pour me taquiner. Le directeur telecoms de la multinationale industrielle dans laquelle je bossais jusqu’à l’an dernier ne m’avait-il pas dit lui-même « linux, c’est bon pour les lanceurs de pavé des sommets altermondialistes ». Il est parti à la retraite, depuis… Et l’open source envahit l’entreprise.
Plus sérieusement, pourquoi y a-t-il une corrélation entre open source et altruisme? Innovation ascendante et développement durable, c’est le rendez-vous des rêveurs et des utopistes? Ou bien c’est quelque chose qui peut s’ancrer dans la réalité et nourrir des entreprises et des emplois? Pour faire plus sérieux, plus économique et efficace, ne devrait-on pas au moins essayer de gérer prudemment cette corrélation ou moins de rester humble et d’éviter d’en parler trop? Pas mal d’acteurs économiques de l’open source (sociétés de services autour des logiciels libres) prennent leur distance vis-à-vis des idéologies libertaires ou au moins altruistes que semblent véhiculer les communautés open source. Moi-même, j’ai du mal avec le côté nanar (anarchiste) même si je suis très attaché aux valeurs de partage et de don… Alors quoi? un modèle économique peut-il être en soi porteur de valeurs morales? L’éthique et l’économique ça va ensemble? J’aimerais bien répondre oui. Tant qu’on en est au discours et à la théorie, pas de problème. Mais quand on en arrive à se poser la question « comment faire du développement durable à grande échelle (avec du profit et des moyens financiers) avec de l’innovation ascendante? » il est plus dur de trouver des réponses concrètes. Et quand on rêve à convaincre une multinationale de la possibilité de faire du business avec de l’open source et dans une optique d’entreprenariat social ou de développement durable, on retombe facilement dans l’utopie ou la quête chevaleresque…
De l’odeur et du goût du futur
Dans une grosse boîte privée innovante, pour obtenir des budgets de recherche, l’odeur et le goût d’un projet ont leur importance. En effet, pour obtenir un financement spécial, il faut convaincre que le projet présenté a l’odeur de l’argent et le moins possible le goût du risque. Pas assez profitable ou un tout petit trop risqué et ce n’est pas un projet qui sera retenu. Etant donné qu’on ne peut parfois pas faire grand chose aux aspects risques, il faut souvent que « ça pue le fric ». D’où l’intérêt des machines à retransmettre les odeurs à travers l’Internet (cf. France Telecom par exemple): vous branchez le bidule sur votre PC, vous affichez le descriptif d’un bon projet de R&D et, hop, vous sentez une bonne odeur de blé et d’oseille envahir votre bureau… OK. Le problème, c’est que tout ce qui sent le fric n’est pas profitable. Et l’imaginaire des nez des grandes entreprises est empreint de subjectivité: dur d’anticiper le profit. Morale de l’histoire: on ne peut financer que ce qui pue tellement le fric qu’on ne peut plus se boucher les narines. Je caricature pour le plaisir, certes. Mais tout de même, quelle place pour le développement durable dans tout ça? Le credo du développement durable, c’est de dire que le profit sera triple: pas seulement économique mais également environnemental et social. Alors pour favoriser le financement privé de projet teintés D.D., il faudra sans doute d’abord éduquer le nez et l’imaginaire des entreprises. C’est quoi un projet qui pue le triple profit du DD? Vous sauriez anticiper la profitabilité de tels projets? Pas facile…
Quant au financement de l’innovation open source/innovation ascendante, là il me manque encore des clefs et il faut que je finisse de lire le bouquin de Philippe Aigrain, Cause Commune, pour espérer imaginer de bonnes réponses.