Ce samedi, je suis invité à témoigner dans le cadre d’un colloque parisien pour fêter les 20 ans de l’économie de communion (vous êtes invité, inscrivez-vous !). On m’a demandé de rédiger mon témoignage d’entrepreneur social de l’économie de communion alors le voici :
J’ai 36 ans, je suis un banlieusard des Yvelines. De formation, je suis ingénieur centralien. De c½ur, je suis scout de France, bénévole auprès de plusieurs mouvements associatifs, marié et père d’une famille de 4 enfants. Après une première expérience de créateur d’entreprise technologique en début de carrière puis chef de service informatique chez Saint-Gobain et chef d’équipe de recherche en informatique chez Motorola, je suis retourné à la création d’entreprise il y a 3 ans, cette fois-ci inspiré par l’économie de communion.
J’ai découvert l’économie de communion alors que j’étais encore chez Saint-Gobain. En tant que petit chef dans une multinationale, et en tant que scout et bénévole engagé, je me demandais à l’époque comment ne plus vivre en schizophrène : au service d’un cours de bourse le jour et idéaliste la nuit. L’entrepreneuriat social puis l’économie de communion, que j’ai découvert via un collègue de bureau elle-même ancienne scoute, m’a permis de redonner un peu d’unité entre mes compétences professionnelle et mon désir de servir mon prochain.
J’ai créé ma nouvelle entreprise, Wecena, il y a trois ans, dans le secteur informatique. Au quotidien, l’économie de communion est un triple défi pour moi.
Le premier défi ressemble à c’est celui de tout entrepreneur : celui de réussir à créer et développer une activité économique rentable. Je conclus bientôt ma 3ème année d’activité et j’espère enfin pouvoir dégager des bénéfices. Depuis le début de l’année, j’ai enfin pu me verser un salaire presque équivalent à ce que je touchais en tant que salarié. Si la tendance se poursuit jusqu’à la fin de l’année, mes bénéfices me permettront enfin d’accomplir l’une des vocations de ce projet, qui est spécifique à l’économie de communion : lutter contre la pauvreté en partageant une partie de ces bénéfices avec de plus démunis. Le reste des bénéfices est dédié à être réinvesti dans le développement de l’entreprise et à développer la culture du don dans le monde des entreprises.
Le deuxième défi de l’économie de communion, pour moi, c’est un défi pour mari et père de famille. Mon épouse s’occupe quotidiennement de nos 4 enfants qui ont entre 4 et 7 ans (des triplés dans le lot…). En quittant mon job salarié pour me lancer dans l’entrepreneuriat, j’ai choisi de mettre un peu en danger la sécurité financière de ma famille : il n’y a plus une feuille de paye garantie à la fin du mois. Bien sûr, je l’ai fait avec des dispositifs de sécurité qui m’ont semblé raisonnables : un gros chèque de mon précédent employeur, l’énorme aide des ASSEDIC pour les créateurs d’entreprise, un diplôme de centralien et une expérience qui m’aidera à retrouver rapidement un travail salarié si besoin. Mais aujourd’hui je n’ai pas de visibilité commerciale à plus de quelques semaines alors que je dois penser aux besoins de ma famille à long terme : les études des enfants, la retraite… sans compter la récession qui commence. Prendre des risques en investissant, et le faire “en bon père de famille”, c’est aussi une recherche d’unité et de communion avec ses proches. Mettre en danger son portefeuille, quand on est jeune et célibataire, comme lorsque j’ai créé ma première entreprise, c’est une chose. Mais lorsqu’il s’agit de sacrifier une partie de la sécurité financière de ses enfants et de son épouse, c’est autre chose. Comment vivre ce besoin de sérénité financière avec mon épouse et penser à deux à notre avenir ? C’est un défi pour l’unité de ma famille. De plus, j’ai quotidiennement la tentation de consacrer toute mon attention à mon activité. Sous la douche, au lit, à table, il y a toujours cette passion d’entrepreneur qui vous taraude et cette question de comptabilité, de marketing ou d’informatique peut venir perturber l’attention à porter à mes proches. Être entrepreneur, mari et père attentionné, cela demande une certaine discipline personnelle. Ce n’est pas évident. Ça demande même de l’exercice, comme un sport. L’économie de communion et les témoignages de mes confrères entrepreneurs de l’économie de communion m’aident à y voir plus clair et à chercher plus de cohérence personnelle dans ma gestion du quotidien. Si j’en venais à perdre de vue la priorité que représentent mon couple et ma famille et à ne plus penser qu’à mon entreprise, l’unité serait rompue et mon projet dans l’économie de communion perdrait son sens.
Un troisième défi de l’économie de communion, c’est d’essayer de partager cette culture du don dans l’économie avec mes clients et partenaires. Et c’est d’autant plus difficile que le don, sous la forme du mécénat, est au c½ur de mon activité.
Dans mon entreprise, Wecena, j’encadre des chantiers de mécénat informatique pour le compte d’associations de solidarité. Sur ces chantiers numériques, j’accueille et j’encadre des volontaires informaticiens qui nous sont envoyés par leurs employeurs, des sociétés de conseil et de services en informatique (SSII). Ces sociétés leur proposent ces chantiers de solidarité pour leur permettre de donner plus de sens à leur métier, de découvrir des problématiques numériques nouvelles (par exemple l’accessibilité numérique pour les personnes handicapées), et d’y consacrer quelques jours de travail inoccupés, entre deux missions lucratives. Je suis payé par ces sociétés pour mon travail de chef de projet. Mais elles sont remboursées par l’État notamment via des mécanismes d’économies d’impôts ou de déduction de dépenses liées au handicap. C’est le concept du wecena, un montage astucieux de « mécénat de compétences » et de sensibilisation, pour recycler du temps de travail inexploité chez les entreprises informatiques et le mettre au service de la solidarité.
D’un côté, j’ai donc des clients qui sont des associations de solidarité, avec des milliers de bénévoles pour certaines d’entre elles. Le don et le bénévolat, elles connaissent. Mais l’économie et l’entreprise, c’est plus lointain, moins accepté… L’entrepreneur, c’est l’étranger, le profiteur ou le voleur de poules ! Être entrepreneur, pour certains volontaires d’associations de lutte contre la misère ou bien pour certaines mamans d’enfants handicapés, c’est louche. Au mieux. C’est perçu comme une histoire de profiteur, d’égoïste, de menteur, d’escroc. Certains bénévoles sont scandalisés : “Quoi ! Un entrepreneur au service du social, c’est n’importe quoi !”, “Je suis sûre qu’il s’engraisse sur de l’argent qui devrait plutôt me revenir pour m’aider à m’occuper de mon enfant handicapé !”, “Il veut faire des profits sur la solidarité, quel scandale ! ”, “Il veut être payé par des mécènes pour son travail alors que nous sommes bénévoles ? C’est du détournement de fonds ! ” Comment leur expliquer que je suis là avant tout pour faire à temps plein mon métier de directeur de projet informatique ? Que ce travail mérite salaire ? Que les risques d’entrepreneur que je prends méritent aussi des bénéfices ? Que le travail que je fais pour leur association est entièrement financé par des mécènes privés et par les économies d’impôts mécénat encouragées par l’État ? Que mon projet d’entreprise vise à créer une communion avec les plus pauvres, à qui je voudrais destiner mes bénéfices ? Pas facile de faire des affaires avec le milieu associatif… Surtout quand on leur propose un mélange innovant de gratuité, de don et d’activité économique professionnelle. Ça paraît louche.
D’un autre côté, une partie de mon travail consiste à transformer de nouvelles SSII en mécènes et donc à convaincre leurs dirigeants : “ Plutôt que de laisser vos salariés ne rien faire entre deux missions lucratives, faites-en don à mes associations clientes ! ”. En France, chaque jour, environ 10.000 informaticiens de ce secteur sont payés à ne rien faire pendant quelques jours, en attendant le début de leur prochain mission chez un client. On appelle ça “être en inter-contrat”. C’est un fonctionnement normal et l’une des raisons d’être de ces sociétés de prestation. Quand je vais voir leur patron pour leur présenter les besoins en compétences numériques de mes associations clientes, leur premier réflexe est souvent : “ Ces associations ne peuvent pas payer, alors pourquoi leur donnerait-on notre temps ? ”. J’essaie de leur expliquer que, « plus ils donnent, plus ils reçoivent » : leurs salariés deviennent moins stressés, plus fiers d’appartenir à cette entreprise, plus riches d’une expérience de solidarité professionnelle qui a la place sur leur CV… Je leur explique que leur image d’entreprise responsable se trouve renforcée et qu’ils attireront plus facilement de nouvelles recrues. Que cela fait partie de leur Responsabilité Sociale et Environnementale (RSE). Et comme ils comprennent qu’il s’agit de donner du temps perdu, ils acceptent parfois. Je leur explique alors qu’il faut rémunérer mon travail d’encadrement de ces chantiers et que ça leur sera remboursé par l’État à 100%. Là, la réaction épidermique revient : “ Quoi ? Vous voulez qu’on vous donne les temps morts de nos salariés et, en plus, vous voulez qu’on vous paye ? D’habitude ce sont nos clients qui nous payent, pas l’inverse ! ” Apprendre à un dirigeant commercial à donner sans attendre de retour en cash, ce n’est pas chose facile. Le don n’est pas dans leur culture. Ils ont l’impression d’être volés. Les directeurs administratifs et financiers me demandent à leur tour : “ Comment modéliser le retour sur investissement sur ces opérations de mécénat ? Combien est-ce que ça va nous faire gagner d’argent à l’horizon d’un an, à 3 ans, à 5 ans ? ” Je leur réponds, via des tableaux Excel, que l’opération est très peu coûteuse, grâce à l’encouragement financier de l’État, mais que les bénéfices à attendre sont dans le c½ur de leurs salariés et de leur clients. Des fois, ça passe ! Souvent, je dois traiter avec des schizophrènes qui me ressemblaient, comme ce directeur d’agence qui m’avoue à voix basse, un peu honteux : “ Je trouve votre activité formidable et j’aimerais qu’on fasse du wecena : enfin un peu d’air frais dans notre secteur ! Mais il n’est pas question qu’on en fasse car faire ce genre de dons serait inacceptable pour notre comité de direction. ” Où ce directeur général d’une grosse SSII filiale d’un groupe industriel : » J’ai énormément de sympathie pour votre projet mais le justifier financièrement aux yeux du président de notre maison-mère serait beaucoup trop difficile. » Et chacun se demande qui est le plus fou : “ Plus on donne, plus on reçoit ? Allez expliquez ça à nos actionnaires ! ”. Comme si les managers et dirigeants d’entreprise avaient du mal à vivre en unité avec eux-même… Comme si ils pensaient qu’il n’y a d’enrichissement que financier. Comme si ils devaient renoncer à leurs intuitions faute de pouvoir les rationaliser économiquement avec leurs outils habituels. Comme si ils pensaient que la seule unité possible avec leurs actionnaires passe par le montant du dividende et l’évolution du cours de bourse. Ce qui n’apparaît pas dans la bottom line financière n’existe pas. Donner plus pour gagner plus ? On ne peut pas gagner des élections présidentielles avec un slogan de ce genre…
Malgré tout, j’arrive à avancer. 8 SSII (dont des grosses, comme Open puis AtoS) sont déjà passées à l’acte et ont commencé à faire du wecena. Ensemble, elles ont déjà donné 520 jours de travail à travers la mobilisation de 41 salariés. Mais, pour développer leurs dons et mon activité, je butte encore sur l’inertie des cultures et des organisations. Les dirigeants ont une pression au quotidien : faire plus d’argent, ils croient que c’est l’essentiel de leur métier. Alors, c’est déjà bien d’avoir commencé à faire des dons de compétences, mais pourquoi donner plus ? Une poignée de salariés qui se sont portés volontaires, c’est déjà bien. Alors pourquoi généraliser le don ? Même si le coût financier est pris en charge par l’État sous forme d’économies d’impôts mécénat, où est l’urgence à donner régulièrement et plus massivement ? Pour arriver à intégrer totalement cette logique de don à l’entreprise, pour proposer à tout salarié disponible quelques jours de faire du wecena, pour institutionnaliser le don dans les processus de management, le chemin sera long. Les signes qui m’encouragent viennent notamment des salariés eux-mêmes et des élus du personnel : ils voient et disent la valeur qu’a le bien-être d’un salarié. Ils voient le surcroît de motivation (et donc de productivité) de celui qui a donné du sens à son métier. Le bouche-à-oreille entre salariés commence à fonctionner pour mobiliser des nouveaux volontaires pour mes associations clientes. Mais il ne peut prendre de l’ampleur que si il est alimenté par des dirigeants visionnaires et qui apprennent à vivre la richesse du don. Peut-on mettre en chiffre cette richesse pour entrer dans le reporting du directeur financier ? C’est difficile. Quand bien même on y arriverait, de là à la ramener à une évaluation financière de retour sur investissement, devrait-on le faire ?