Lutter contre la pauvreté et faire de l’entreprise un lieu d’amour, de partage et don. Voici des objectifs des entrepreneurs de l’économie de communion. L’an dernier, certains d’entre eux se réunissaient, en France, pour faire un point et partager. Avec beaucoup de retard, je retranscris ici quelques témoignages notés lors de ce séminaire :
La transparence
Un promoteur : Dans mon activité, j’achète des maisons à démolir. Elles sont voisines mais je les achète à des prix différents. Il y a bien sûr négociation sur les prix. Et, sur certains projets, je promets une prime de performance secrète aux meilleurs partenaires. Mais ces partenaires sont aussi des voisins. Et, lorsque les secrets sur les primes sont levés, cela créé des jalousies, des tentatives de renégociation, des convoitises. Je me demande comment gérer ces situations. Faut-il couper la poire en 2 ?
Un artiste : Le secret est illusoire.
Un recycleur : La transparence totale, ce n’est pas facile. Mon objectif à moi, c’est de créer de l’emploi. Ce n’est pas la pratique habituelle dans le secteur car plus les volumes de recyclage augmentent plus la tentation est forte de réduire la main d’oeuvre. Notre politique, c’est donc d’être transparent et de « jouer » sur le relationnel avec les fournisseurs. Mes concurrents, ce sont de grands groupes qui ne sont intéressés que par le profit. Mais moi, je maintiens mes prix au-dessus des prix du marché. Mes fournisseurs ont peur que des grands groupes, si ils obtiennent une situation de monopole, se mettent à imposer leurs prix à la baisse.
On a mis en place une forte stratégie de traçabilité, c’est super pour offrir de la transparence. Mon rêve, ce serait d’arriver à créer un écosystème local dans lequel les produits de nos clients (fabriqués à nos matériaux recyclés) termineraient leur vie comme matière première de nos fournisseurs.
Le juste prix
Un artisan du Sud : Vera dit que l’économie de communion doit être plus productive pour se développer. Mais comment passer le cap des 5 ou 10 salariés ? J’ai négocié mes accords commerciaux 2010 avec un de mes distributeurs de produits bio, il a accepté et il y a eu un miracle : il ne m’a fait aucune demande de remise de fin d’année car il aime notre relation et notre attitude partenariale !
Un grossiste : Si tu te développes, c’est bien car tu développes aussi l’économie de communion. Mais, en même temps, tu nuis au concurrent si tu es sur un marché saturé et qui n’est pas en croissance. Par exemple, sur mon marché, le leader vient de déposer le bilan.
Un industriel du Nord : L’important, c’est de se développer de façon juste. La fin ne justifie pas les moyens donc le développement de l’entreprise ne peut pas être justifié par le développement de l’économie de communion, ce n’est pas suffisant. Qu’est-ce qu’un prix juste ?
Un grossiste : Celui sur lequel on s’accorde ?
Un industriel du Nord : Je viens justement de perdre un marché en cours de négociation car j’ai refusé de poursuivre des enchères sans fin…
Un grossiste : C’est plutôt normal de vouloir enchérir à la baisse pour emporter un marché. Maintenant, un client qui ne négocie pas sans fin et accepte les prix initiaux, c’est bien … Mais quand un nouvel entrant propose un prix plus bas, je préfère une ré-ouverture des négociations ! Par exemple, mon prix initial était juste mais il pouvait s’ajuster encore un peu. La question n’est pas « quel est le prix juste ? » mais plutôt « quel est le bénéfice juste ? » alors qu’on veut justement maximiser le bénéfice [pour l’offrir aux plus pauvres]. Je témoigne actuellement pour l’économie de communion dans un lycée. Et on me demande « Est-ce que la recherche de bénéfices dans l’économie de communion peut justifier des sacrifices sur les salaires ? ». Ca, c’est une vraie question !
Un artisan du Sud : La justice précède l’amour ! Avant de penser au partage avec les pauvres, il y a la justice sociale. L’exigence de l’économie de communion, c’est de devoir être plus créatif. Par exemple, il faut trouver des solutions financières créatives pour couvrir ses achats de matières premières (risques de fluctuation des cours sur les matières premières). »
Un paysagiste, soutenu par un assureur : Béni le concurrent qui vient de gagner l’affaire ! Je travaille avec un architecte qui vit mal de ses études. Je sais qu’avec certains concurrents, il demande donc des marges arrières ou une commission d’apporteur d’affaire. Moi, l’opacité de ce mode de fonctionnement (vis-à -vis du client) me gêne. Il le sait. Alors il n’a pas osé me proposer cette technique. Ca m’a touché !
Un recycleur : Moi aussi, je suis mal à l’aise de cette tension entre salaires et bénéfices…
Un paysagiste : Il ne faut pas trop s’en faire non plus : peut-être que ton salarié va faire un don à son tour, avec son augmentation ?
Une consultante : Pour moi, les bénéfices, ce sont vraiment les surplus. Et le plus important, ce n’est pas le don lui-même mais le désir du don dans la liberté.
Chacun sa crise
Un promoteur : En 2008, j’ai failli mettre la clef sous la porte car mon marché était en crise. Mais je n’ai pas licencié grâce à la loi d’aide à l’accession à la propriété.
Une apicultrice : J’ai embauché un saisonnier agricole sur un contrat précaire (pas d’ASSEDIC pour lui !). Notre état moral était dramatique en fin de saison. L’interlocutrice des administrations que j’avais au bout du fil a réalisé la situation. Comment faire un contrat annuel pour cet ouvrier ? Mon comptable me dit que mon entreprise n’a aucun intérêt à « déprécariser » cet ouvrier agricole !
Le problème de mon entreprise, ce n’est pas le manque de client, au contraire : je refuse un client par semaine faute de marchandise ! Les clients sont très contents des produits. Par exemple j’ai eu une commande d’un client suisse. La DGCCRF a fait une analyse de mon miel en labo et les résultats étaient tous positifs alors le client a pris la peine de me remercier. Non, mon problème, ce sont mes ouvrières ! Mes populations d’abeille se sont effondrées. C’est la grève générale !
La marge, le bio et la qualité
Un artisan du Sud : Nous avons une nouvelle gamme bio qu’on a lancé avec un positionnement haut de gamme et qualité. On a pris une super raclée car nous ne sommes pas les premiers et l’offre concurrente sur ce segment est trop large. Alors nous nous sommes remis en question et avons décidé de faire plus attention à la concurrence. On avait trop envie d’une marge plus grosse. Finalement, on a décidé de garder la qualité et de casser les prix pour chercher des gros volumes.
Nous n’avons pas de scrupules à adopter cette stratégie par rapport à la concurrence car la marge médiane du secteur est trop élevée. Nous voulons « proposer un prix honnête pour de la qualité ».
Un agriculteur : Moi, je ne vais pas baisser mes prix car il y a plein d’amour et de savoir-faire dans mes produits. Les consommateurs n’achètent pas qu’un produit mais aussi un savoir sur le produit (savoir comment il est fait). Les consommateurs ne sont pas prêts à payer vraiment plus cher pour du bio, ils vont au moins cher.
Un recycleur : Mon fils est agriculteur. Pour pouvoir vendre du bio (plus cher à produire), il invite ses clients à venir arracher les mauvaises herbes le samedi et il en profite pour leur expliquer le produit.
Innover en cohérence
? : Beaucoup de nos questions sur les alternatives, les tensions entre les contraires et les justes compromis se sont résolues par un sursaut de créativié. Dans ma paroisse, je parle souvent de cette approche de l’économie de communion. J’aimerais qu’on témoigne plus souvent et plus largement, et pas simplement à l’occasion de grands colloques. On devrait valoriser plus largement la créativité des entrepreneurs de l’économie de communion.
Une consultante : Et leur recherche de cohérence.
Un promoteur : Les bâtiments « basse consommation », ça coûte plus cher. Est-ce trop cher ? Ca coûte plus cher en matière grise (bureaux d’études) mais pas en matériaux de construction. Alors, il y a un peu plus de risque et il y a les habitudes, du coup on peut hésiter à se lancer sur ce créneau et préférer rester accrochés à ses vieilles pratiques de constructions. Innover, c’est aussi se battre contre soi-même.
Un artisan du Sud : L’économie de communion est à inventer dans l’entreprise mais aussi dans notre métier : ça demande des compétences en marketing et de la matière grise.
Un minier : Il y a un projet de TGV proche de notre carrière de sable et gravier. Alors on se demande si on ne devrait pas investir sur une centrale à béton sur notre carrière vu qu’on a déjà 50% de la matière première et je pourrais vendre 25% de ma production à la cimenterie proche. Mais pour rentabiliser cette centrale, il faudrait piquer des marchés locaux voire concurrencer mes clients… Est-ce la meilleure chose à faire ? Pour me développer, je dois choisir entre concurrencer ou innover en proposant de nouveaux produits de construction. Pas facile…
Un recycleur : Pourquoi je bosse ? Pas pour gagner mais pour créer ! Pour le plaisir de sortir de nouveaux produits.
Une hôtellière : Ma nouvelle activité, depuis 2009 (chambres d’hôtes + maraîchage) démarre bien mais je manque de visibilité car les réservations sont rares et les clients viennent plutôt « à la dernière minute ». 50% de mes clients viennent du réseau perso et 50% par les Gîtes de France.
Un artiste : Je voudrais acheter une maison pour accueillir les gens qui sont à la rue, peut-être dans le centre de Fontainebleau ? Ca coûterait entre 700 kEUR et 1MEUR. J’ai écrit 3 livres et disques pour commencer à financer ce projet. J’ai acheté beaucoup de publicité pour mon livre. Le livre est vendu à 15 EUR mais une personne m’en a donné 100 EUR ! Et les personnes à la rue l’achètent à 20 EUR ! Pour pouvoir participer à un salon promotionnel, j’ai été hébergé gratuitement par la mère d’un gars à la rue avec qui je travaille. C’est ce qui m’a décidé à aller à ce salon car j’hésitais beaucoup… En fait, le résultat de ce projet m’importe peu. Ce n’est pas mon argent qui est en jeu, c’est le Sien. Je fais juste ce que j’ai à faire. La plupart des journalistes chrétiens et professionnels de l’édition catholique me disent « vous êtes trop illuminé, trop déconnecté. » Mais ça ne m’empêche pas d’être confiant : la maison va venir en 2010.
L’un de mes principaux clients vient de rompre son contrat avec moi après 5 ans de bon fonctionnement car « vous êtes trop cher » m’ont-ils dit. Mais ils ont pris un musicien concurrent au même prix que moi ! Cette année, ce client m’a rappelé et m’a demandé de revenir 100% du temps puis une fois sur 2.
Un inventeur : Je mène un projet d’innovation industrielle en éco-conception d’emballage carton. C’est difficile. Ces innovations ne sont pas protégeables par brevet mais par les droits d’auteur (dépôt de modèle). Et il faut 5 à 6 ans pour qu’un projet de ce genre aboutisse à des royalties. Pour autant, je suis transparent sur ma marge espérée mais ce n’est pas la pratique du secteur. Ma transparence un peu débile en fait, mais mon business model me permet d’être débile sur ce point. C’est un peu de la provoc vis-à-vis des multinationales du secteur. Il faut dire que mes partenaires sont mes concurrents car ils ont leurs propres bureaux d’études internes. Je ne vis pas l’amour avec eux. Ce sont des multinationales. J’essaie juste de rester cohérent en leur parlant de l’économie de communion. La prière de l’économie de communion qu’avait proposé F me sert. En attendant les royalties possibles de mon innovation, je vis d’une activité de maître de conférences et d’un projet Internet. La prière m’a aidé à réaliser ma cupidité.
Une restauratrice : Je vais créer mon entreprise le mois prochain. Je suis habituée à la sécurité financière et je commence à réalise le risque financier que je prends. Je vais perdre ma sécurité et ça me fait peur. J’ai eu une boule au ventre quand la banque m’a accordé son prêt.
Un recycleur : Tes craintes sont la preuve que tu es responsable.
Une restauratrice : J’organisais des événements sportifs, comme salariée, dans le Nord. Je me suis recyclée dans la restauration (traiter pour les fêtes des particuliers et plateaux repas pour les entreprises). J’ai hésité entre plusieurs projets (resto ? traiteur ? camion de restauration ?) J’ai eu des hauts et des bas. Je me suis remise en question. J’ai décidé de « me laisser conduire ». L’entreprise que je vais créer sera le fruit de cela… A titre de formation, j’ai fait des repas événementiels.
Un industriel du Nord : Vive le Nord !
L’engagement
Un consultant : Nous avons réfléchi à ce qui fait les spécificités de l’économie de communion. Ce n’est pas un label mais ces spécificités méritent une attention suivie de notre part pour savoir où chacun se positionne. Nous avons identifié 5 critères :
- Mettre l’Homme à la 1ère place dans l’entreprise (ou prendre Dieu comme associé, si on est croyant.)
- Donner les bénéfices de l’entreprise aux plus pauvres et à la formation à la culture du Don
- Être cohérent dans son entreprise et dans sa vie. Ce n’est pas avoir une entreprise parfaite. Ce n’est pas un résultat mais une volonté, un engagement de moyen.
- Se former, se transformer, progresser. Participer aux 2 rencontres annuelles.
- Témoigner, accepter de témoigner publiquement, avec d’autres.
Nous avons fait des fiches de reporting par entreprise et un dialogue annuel pour faire le point avec chaque entrepreneur. D’autres critères sont importants :
- l’entreprise doit exister
- la famille doit pouvoir en vivre
- la personne doit bien sûr être demandeur
Si l’entrepreneur ne vient pas du mouvement des Focolari, il y a une phase probatoire appelée « en phase d’être lié à la Mariapolis permanente ».
Un assureur : C’est un engagement vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des hommes.
Un grossiste : Au début, c’est flou ces critères et on besoin de savoir.
Philippe : La priorité, pour moi, c’est de témoigner par les actes (plus que par les discours).
Un grossiste : On me demande souvent si mes salariés sont parties prenantes de mon engagement. Ce n’est pas facile de les impliquer.
Un assureur : Il faut que ça transpire au fil du temps à notre insu.
La sociologue : Le vivre, ce n’est pas forcément l’afficher. Il y a un vrai risque de ne pas avoir des pratiques à la hauteur du discours.
L’implication des salariés
Un grossiste : Nous allons ouvrir notre capital aux salariés. On se demande comment le leur expliquer.
Un assureur : Il faut être très clair avec les futurs actionnaires.
Un grossiste : Si l’économie de communion est un critère d’entrée à l’actionnariat, il y a un vrai risque de scission entre salariés et donc un risque de ségrégation.
Une sociologue : La Banco Kabayan a des actionnaires et les dons se font sur les dividendes, pas sur les bénéfices. Chaque actionnaire est libre de donner ou non.
Un assureur : J’essaie de ne pas être fleur bleue en matière de confiance aux associés. La confiance n’empêche ni le contrôle ni le discernement. L’important est déjà de ne pas faire entrer au capital un associé qui mettrait les salariés en souffrance. Par exemple par sa manière de manager.
Une sociologue : Ca me rappelle cette expérience qui avait été racontée au journaliste de la chaîne KTO : un entrepreneur avait priait « que Dieu nous envoie les pauvres » puis avait reçu une demande d’embauche d’un sans-papier. Il ne l’avait pas embauché car il avait l’air « louche ». Puis un jeune drogué avait candidaté. Il l’a embauché car il a senti qu’il pouvait quelque chose pour lui (un peu par paternalisme ?).
Un assureur : Nous sommes des chrétiens sous-développés ! D’ici quelques années, soit l’économie de communion décolle, soit on va au crash. Nous avons dépassé un point de non-retour et nous avons une « bombe d’amour à bord » ! Il n’y a pas de pôle d’économie de communion (de laboratoire) sans Mariapolis. Il nous en faut une ! Pour enrichir notre manière de vivre par une expérience de vie qui inclue la vie de famille.
Un assureur : Je fais 2 propositions :
- engageons-nous tous à prier quotidiennement pour faire grandir notre désir d’une Mariapolis
- il nous manque de l’argent alors mettons chacun entre 1.000 et 100.000 EUR dans un tronc pour construire le bâtiment qui nous permettrait d’avoir une Mariapolis à Arny.
Une sociologue : On pourrait construire un local industriel et commercial et mettre en place un fonds financier à 50 EUR par action ?
Fin
Et voila pour mes notes… Je regrette de ne pas pouvoir participer aux autres rencontres qui ont lieu à l’étranger (la prochaine est en Suisse) pour mieux se connecter avec les entrepreneurs de l’économie de communion à travers l’Europe. Pour ma part, mon objectif avec Wecena reste de trouver pleinement ma place dans l’économie de communion. Ce n’est pas chose faite tant que je n’ai pas atteint mon seuil de rentabilité (entre 3 et 4 volontaires en équivalent-temps plein) et donc tant que je n’ai pas de bénéfices à partager avec notre associé invisible…
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