Le « social entrepreneurship » (entrepreneuriat social/entreprenariat social) est un concept d’origine anglo-saxonne qui a bien du mal à prendre racine en France. L’idée est d’utiliser les forces du marché pour rendre le monde meilleur, de créer des entreprises lucratives dont l’activité économique a été conçue de manière à résoudre une problématique sociale voire humanitaire. Faire de l’entreprise un outil pour changer le monde. Sympa, non ?
L’exemple le plus connu est celui des entreprises de microcrédit, à l’image de la Grameen Bank de Mohamed Yunus, pionnier en la matière depuis les années 1970. La Grameen Bank s’est développée en offrant des prêts de quelques dollars à des paysans du Bangladesh pour qu’ils investissent dans une charette pour vendre à meilleur prix leurs légumes au marché du gros village voisin plutôt que d’être coincé dans leur petit bled où les « bons clients » ne se rendent pas. (Excusez le raccourci un peu caricatural !) Jusqu’alors, les banques refusaient de gérer des prêts aussi petits (trop de coûts administratifs) et des emprunteurs aussi peu fiables (comment gérer le risque de non-remboursement). Aujourd’hui, l’entreprenariat social est bien loin de se limiter aux activités bancaires en milieu rural mais touche tous les secteurs économiques, de la santé aux télécommunications en passant par l’énergie et le traitement de l’eau. De nombreux sites, livres et podcasts témoignent de l’aventure des entrepreneurs sociaux.
Le principe économique de base qui permet ce genre d’activités me semble être celui des innovations de rupture visant des non-consommateurs. Telle que présentée par Clayton Christensen, le principe est le suivant. Sur un marché donné, il y a des barrières à l’entrée pour les consommateurs : le produit est trop compliqué à consommer, le prix d’entrée de gamme est trop élevée pour le pouvoir d’achat, etc. Un innovateur introduit un nouveau produit qui lève cette barrière à l’entrée. Il propose par exemple une offre « à bas coût » qui repose par exemple sur une forte informatisation des process administratifs sous-jacents. Ce faisant, il permet à des (ex-) non-consommateurs d’accéder à ce marché. Il élargit donc considérablement celui-ci et vient concurrencer « par le bas » les sociétés déjà établies sur ce marché. Celles-ci rechignent souvent à lutter contre cette nouvelle concurrence car elle se font plus de marge sur le haut de gamme (auprès de leurs « bons clients »). Ce faisant, elles laissent se développer l’innovateur sans s’en préoccuper outre mesure. Pourtant, c’est bien souvent ce genre d’innovation qui peut ensuite conquérir l’ensemble du marché en question. Elle accule alors les offreurs classiques dans un haut de gamme dont la qualité dépasse déjà largement les attentes du marché alors que le produit innovant a progressé au point d’être « sufisamment bon » pour la plus grosse part de ce marché (« le mieux est l’ennemi du bien »).
Plus simplement, comme me le résumait le dirigeant d’un cabinet de conseil humaniste (ou était-ce le dirigeant humaniste d’un cabinet de conseil ?), il s’agirait de vendre à des pauvres des petits pois à l’unité plutôt qu’en boîte de 1 kg. Il y a un peu de ça. Et il est vrai qu’un livre de référence sur le sujet s’intitule « The Fortune at the Bottom of the Pyramid« . L’idée est que notre société est une pyramide à la base de laquelle vit une très large masse de personnes n’ayant qu’un pouvoir d’achat extrêmement faible mais dont la masse totale représente une source de revenus non négligeable pour les entreprises.
Alors, que faut-il penser de cela ? S’agit-il :
- d’un alibi cynique pour une nouvelle forme de consommation de masse ?
- d’un concept « à l’américaine » qui n’a pas de validité en Europe ?
- d’une forme d’entreprenariat réservée aux pays du Tiers Monde ?
- d’un phénomène économique récurrent que l’on veut faire passer pour une révolution de nos sociétés ?
- d’un non-phénomène capturé par des journalistes en mal d’effet de mode ?
- d’une nouvelle manière de profiter de la pauvreté sous couvert d’oeuvre caritative ?
- d’un levier capitaliste pour changer le monde (en mieux) là où les utopies politiques ont échoué ?
Il y a sans doute un peu de tout cela, mais un peu seulement.
De mon point de vue, il s’agit d’un phénomène économique connu (les innovations ouvrant de nouveaux marchés de consommation de masse) mais qui prend un caractère nouveau lorsqu’il atteint des populations extrêmement nombreuses et extrêmement pauvres. Ce phénomène est alors exploité par des pionniers humanistes qui profitent des forces du marché pour satisfaire leurs idéaux de changement social (ce qui me semble une chose extrêmement bonne !).
Les choses deviendront peut-être plus discutables lorsque l’ère des pionniers sera dépassée et que « les grandes entreprises » seront les premières à investir sur « la vente de petits pois à l’unité ». Elles se présenteront sans doute alors comme motivées par la même volonté de changement humaniste et cette motivation sera justement mise en doute. Mais ce sera sans doute très bien d’en être arrivés là car cela signifiera que le monde économique a dans l’idée que « les pauvres » ont de la valeur… ne serait-ce que dans leur petit portefeuille ! Et vaut-il mieux manger un petit pois vendu à l’unité par une multinationale ou bien mourir de faim car la boîte de petit pois est hors de prix ?
Bref, ce que j’en retiens, c’est que celui qui veut rendre le monde meilleur dispose d’un moyen efficace pour le faire : innover « par le bas » et entreprendre pour vendre à bas coût des produits et services aux plus pauvres qui n’y avaient jusque là pas accès. Bien sûr, l’entrepreneur social peut aller encore plus loin. Il peut par exemple adopter les principes de l’économie de communion pour rendre son entreprise plus résiliente, plus résistante aux crises économiques car ancrée dans une forte solidarité avec ses clients, fournisseurs, employés et investisseurs.
Et chez nous ? La première question qui me vient à l’esprit c’est que, en France, nous n’avons peut-être pas assez de pauvres pour que l’entreprenariat social soit encore vraiment rentable. (Ceux d’entre vous qui n’avaient pas encore vomi en lisant les paragraphes ci-dessus s’y sont peut-être mis ou bien se contentent de s’arracher les cheveux en lisant la phrase précédente. Vous me direz. Mais bon, franchement, si ce n’est pas cela…) Ou peut-être est-ce plutôt notre déficit d’esprit entreprenarial ? Ou le « retard français » en matière de nouvelles technologies ? Ou les effets de Tchernobyl ?… Ou parce que le chapitre français d’Ashoka n’a pas fini de lever son budget d’1,5 millions d’Euros pour identifier les entrepreneurs sociaux français ? La vaste majorité des entrepreneurs sociaux cités en exemple par les fondations et auteurs spécialisés viennent des pays du tiers monde. Certes, il y a bien quelques entrepreneurs sociaux américains… Mais rien en Europe de l’Ouest. Et peut-on encore parler d’entreprenariat social lorsqu’il s’agit simplement d’appliquer au monde associatif un mode de gestion issu de l’entreprise, à la manière du management associatif moderne ?
Qu’en pensez-vous ? Séduits par le concept ? Méfiants ? Enthousiastes ? Critiques ?
Un article dans le dernier Les Enjeux – Les Echos (janvier 2006) sur la nouvelle garde de l’économie sociale française. La fondation Schwab et Les Enjeux consacrent un prix à ces nouveaux acteurs. Cet article permet d’aborder le sujet pour les personnes comme moi qui n’avait jamais eu trop l’opportunité de s’y intéresser.
Sont nommés :
http://www.altereco.com/
World Tricot (pas de site mais pas mal d’articles)
http://www.immeublesenfete.com/
http://www.equitel.fr/
Acta Vista (http://www.adai13.asso.fr/fiches/pro/pro_chantier_insertion.htm)
Siel Bleu http://sielbleu.free.fr/
Je me permets de signaler une initiative intéressante vu au Carrefour des Possibles de la FING en Languedoc-Roussillon.
Le projet HESTIA (http://www.projet-hestia.info/) vise à fournir une plateforme NTIC très simplifiée pour en permettre son usage par les séniors dans les EHPAD (établissement hospitalier pour les personnes agées dépendantes). Cette solution propose une interface tactile simplifiée (gros boutons carrés de différentes couleurs) qui permettra aux séniors d’échanger avec leurs familles notamment des documents multimedia (téléphone, images). L’EHPAD mettra à disposition des informations aussi le concernant (menu des repas, fêtes organisées …).
Ping : l'amphi-gouri
Gouri,
Ton explication de la longue traîne (long tail) illustre bien que l’innovation n’a rien de spécifique à l’entreprenariat social. Dans les nouveaux modèles économiques associés à la « longue traîne », l’informatisation des processus de distribution permet de mettre sur le marché des produits qui restent rentables malgré le petit nombre de consommateurs intéressés par ceux-ci.
Mais tu ne dis pas ce que tu penses de l’entreprenariat social. Est-ce que le concept te paraît clair ? nouveau ? intéressant ? inspirant la méfiance ? enthousiasmant ? Peut-on croire que l’on pourra changer le monde (en mieux) grâce à des nouvelles manières de faire du business ?
A+
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Hi all,
RSE => Responsabilité Social de l’Entreprise.
Prgr qui n’a rien d’utopique dans la filiale francaise d’un des plus grands groupe bancaire au monde, puisqu’il se décline déjà en diverses actions tres concrete que chaque employé vit au quotidien (Programme carbonne neutre par ex).
Bref : j’ai envie d’y croire, je vois que ca existe et que ce n’est pas que des mots ou des principes, et que ca existe dans un grd grpe intl. Mon coté méfiant / capitalisme m’oblige à tendre vers le scepticisme et à me poser des questions du genre « ils y croient vrt ou c’est juste pour faire de la pub ds la presse ? ». A suivre, de l’interieur en ce qui me concerne.
Ikxx
Bonjour,
je me permets d’actualiser votre passage à propos d’Ashoka (www.ashoka.org / http://www.ashoka.asso.fr),:
Depuis sa création en Inde dans les années 80, Ashoka a soutenu près de 1700 entrepreneurs sociaux innovants via son programme « venture », principalement dans les pays en développement ou émergents. Ce programme consiste à sélectionner et accompagner des individus qui ont testé une idée radicalement nouvelle qui peut répondre à grande échelle à un problème de société. Pour ce faire – et cela touche à l’acception du terme « entrepreneur social » – l’objet des structures qu’ils créent peut être à but non-lucratif (le terme d’entrepreneur ne se limitant justement pas à la seule création d’une structure à but lucratif).
Au début des années 2000, Ashoka a décidé de lancer ses programmes dans les pays développés (Amérique du Nord et Europe de l’Ouest).
Votre article et son lien renvoient à une situation datant de fin 2005. Depuis, le bureau parisien d’Ashoka, dirigé par Arnaud Mourot, a bel et bien levé les fonds nécessaires au lancement de ses programmes, et ce auprès de financeurs intégralement privés. Les premiers entrepreneurs sociaux Ashoka Ouest-Européens (un français et cinq allemands) ont passé les derniers échelons de sélection lors d’entrevues à Munich fin avril et attendent courant juin la validation du bureau international. D’autres seront élus cet été en France et en Espagne. La cérémonie française de présentation officielle des ces entrepreneurs sociaux innovants est prévue pour l’automne 2006.
Dans l’espoir que cette contribution vous aura apporté quelques éclaircissements.
Je souhaite bonne chance au présélectionné français pour le prochain tour de sélection du 18 au 23 juillet.
A quand la « Nouvelle Star » de l’entreprenariat social? L’Eurovision de l’innovation sociale et de l’esprit d’entreprise? C’est quoi le numéro pour envoyer mon SMS de soutien? ;-)
Plus sérieusement, ce serait super de pouvoir entendre parler des présélectionnés: leur donner une petite visibilité pendant la sélection leur permettrait de se faire connaître et les inciterait peut-être davantage à postuler.
Ping : AkaSig » Blog Archive » Capital risque pour entreprenariat social
Billet vraiment très intéressant et intelligemment critique pour moi qui découvre l’entrepreneuriat social. Je souscris à l’idée selon laquelle « le monde économique a dans l’idée que “les pauvres” ont de la valeur ». Il se passe manifestement quelque chose par là et je pense en particulier à ce qui se fait entre la banque de Muhammad Yunus et Danone au Bangladesh.
Merci Laurent.
En février, l’UNESCO accueille un colloque au cours duquel un responsable de l’opération Danone + Yunus à laquelle tu fais référence (Emmanuel Faber) viendra témoigner de son expérience. Il s’agit d’un colloque intitulé « du microcrédit à l’économie de communion ».
Il y aura aussi le témoignage d’un spécialiste du management associatif et de l’économie de communion, François Mayaux, quelqu’un que j’aimerais bien avoir l’occasion de rencontrer un de ces 4!
L’entrepreunariat social est appliqué surtout à petite échelle et il sera intéressant de voir le développement de celui-ci à plus grande envergure. Je ne crois pas utile de s’attarder trop à une définition, puisque celui-ci est en pleine évolution et qu’il prend un nombre toujours croissant de visages. Ce qu’il faut questionner cependant, c’est l’honnêteté derrière la démarche de ceux qui prétendent faire de l’entrepreunariat social. Le juge ultime étant l’acheteur au bout du processus.
Bien sûr une entreprise croissante dont la structure se bureaucratise et se déshumanise risque de se confondre avec l’entreprise capitaliste traditionnelle. Ce qui me questionne encore plus, c’est justement où se trouve cette limite qui permet à un projet utopique, mais viable, de produire de la richesse tout en ne perdant jamais de vue le facteur humain? Afin de ne pas tomber dans le piège classique de l’exploitation humaine à bas prix, il faut sans cesse entretenir une relation humaine avec les fournisseurs, les employés, les clients, la direction, etc ; et durant la croissance du projet, c’est la structure administrative traditionnelle pyramidale des entreprises qu’il faut alors revoir.
Sur un autre ton, vous trouverez sur le blogue Exploraction les vidéos d’une cinéaste, Mélina Morin, qui a parcourue le Québec à la recherche des initiatives et des gens qui tentent de révolutionner les façons de faire des affaires. http://citoyen.onf.ca/blogs/category/exploraction/
Vous allez y trouver des entrepreneurs non-traditionnels qui souhaitent gagner leur vie, mais en sortant des sentiers battus.
Je crois que toutes ces questions sont déjà une part de la solution par un commun constat de besoin de transformation du modèle qui nous auto-détruit mondialement et socialement. Continuons la réflexion et les essais!
Ping : AkaSig » Blog Archive » Ethique et carrière: comment mieux gagner sa vie?
Très enthousiaste…
Ces personnes ont une vision unique du changement! Plutôt que de débattre, ils agissent…
Vous pouvez trouvez quelques exemples vidéo de leurs initiatives hors du commun: http://www.fairstreet.org
L’entrepreneuriat social a fortement évolué ces dernières années, mais il reste encore énormément à faire!
Me passionnant pour le sujet et aspirant à sensibiliser sur cette manière d’entreprendre autrement, je me permets de donner ma vision de l’entreprenariat social, concept développé depuis peu et autour duquel gravite une multitude de définitions.
Les entrepreneurs sociaux créent des organisations innovantes et viables, plaçant les variables sociales et environnementales au c½ur de leur modèle. A partir d’un problème précis, ces hommes et femmes agissent de manière pragmatique en faveur des populations marginalisées.
Le développement du microcrédit, la préservation de l’environnement, l’accès à l’autosuffisance alimentaire, la lutte contre la pauvreté ou l’accès à l’énergie sont autant d’objectifs de ces entrepreneurs d’ailleurs visés par les Etats membres de l’ONU à travers les « Millenium Goals ».
Selon nous les formes multiples que peuvent recouvrir ces organisations (association, entreprise…) relèvent des trois critères suivants :
– Innovation : elle permet de répondre aux enjeux sociaux avec des méthodes qui transforment les approches traditionnelles. Plus celle-ci est importante, plus l’entrepreneur peut s’adresser à grande échelle avec des moyens limités (ex: le microcrédit).
– Viabilité/ autonomie : l’organisation doit être autonome financièrement ou aspirer à l’être.
– Retombées sociales positives : l’impact social est direct et remarquable; la finalité sociale est au moins égale à la finalité économique.
L’action et l’innovation sont pour ces hommes et femmes des facteurs majeurs du changement social. L’objectif économique n’est pas une finalité mais un moyen de résoudre des problèmes sociaux.
Nous avons décidé d’aller à leur rencontre et promouvoir leurs initiatives. Si vous souhaitez en découvrir davantage, visitez le site de notre projet:
http://www.agistaterre.com – Agis ta terre – Projet de découverte de l’entrepreneuriat social, par l’image et de manière pédagogique
Une belle conférence sur l’entrepreunariat social et le groupe SOS à l’ENS Ulm : http://www.les-ernest.fr/borello