J’admire le travail effectué par Unis Cité, depuis ce tout premier dossier monté en 1994 par Lisbeth Shepherd, jusqu’en 2010 et l’entrée en vigueur de la loi sur le service civique, en passant par le modèle d’entrepreneuriat social incarné par Marie Trellu-Kane. Étant donné que je reviens cet été en région parisienne et que je réfléchis à mon prochain job (directeur de l’innovation numérique et solidaire, ça existe ?), j’en profite pour imaginer de nouveaux projets. Et si Unis Cité tirait le meilleur parti du crowd sourcing et du machine learning pour mettre 100 000 volontaires au service de la solidarité numérique ? Imaginons un peu…
Les communautés d’internautes pour la solidarité numérique
L’Internet a permis à d’immenses communautés de se constituer autour d’objectifs de solidarité numérique. Cela a commencé par des communautés d’informaticiens :
- plus de 300 informaticiens ont écrit ensemble le logiciel Apache HTTPd qui fait fonctionner la moitié des 880 millions de sites qui font le World Wide Web
- plus de 15 000 informaticiens ont écrit ensemble le noyau logiciel linux qui équipe plus de 1,5 milliard de smarthpones et ordinateurs dans le monde
Mais, au-delà de ces communautés technologiques, ce principe du « crowd sourcing » et des communautés open source s’est étendu. Ce sont tous les internautes qui ont été invités à contribuer au sein de communautés ouvertes et en ligne. Par exemple, la communauté Wikipedia est riche de plus de 20 millions de contributeurs (dont 70 000 actifs tous les mois) qui écrivent et tiennent à jour une encyclopédie de plus de 38 millions d’articles, consultée par 374 millions de lecteurs par mois.
La communauté OpenStreetMap, riche de plus de 2 millions de contributeurs, a cartographié plus de 3 milliards de repères géographiques et 300 millions de routes et chemins dans le monde entier. Et ses cartes sont utilisées par plus de 20 millions d’utilisateurs chaque mois. Des équipes de professionnels de l’humanitaire utilisent ces cartes pour mieux coordonner leurs interventions d’urgence en cas de catastrophe naturelle (séismes, inondations, ebola, …). Des militants l’utilisent pour mieux cartographier des événements majeurs tels que conflits armés ou manifestations. Des personnes handicapées l’utilisent au quotidien pour préparer leurs déplacements et connaître l’accessibilité des trajets jusqu’aux lieux publics ou privés auxquels ils souhaitent se rendre.
De nombreuses autres communautés se sont organisées pour atteindre des objectifs d’intérêt général aussi originaux que variés :
- rendre les ouvrages classiques de la littérature et les vidéos du web plus accessibles à tous les internautes quelle que soit leur langue maternelle, quelle que soit leur situation de handicap (Wikisource, Amara, …)
- faire avancer la recherche en neurologie, en biologie moléculaire, en ingénierie génétique, en phylogénétique, en lutte contre le cancer (Eyewire, EteRNA, Phylo, FoldIt, …)
- détecter des planètes autour d’étoiles lointaines, mieux comprendre comment s’organise l’univers, comment naissent et meurent les étoiles, la géographie de la planète Mars, le réchauffement climatique de la planète Terre, l’organisation générale de l’univers, l’histoire intime des soldats de la première guerre mondiale, (ZooNiverse)
- identifier individuellement chaque baleine à bosse dans les océans, mieux comprendre les comportements des chimpanzés ou les cris des chauve-souris pour mieux les protéger (Zooniverse également)
- mieux choisir les aliments que l’on achète en fonction de leurs ingrédients, leurs caractéristiques nutritionnelles, leur empreinte carbone et leur prix (Open Food Facts)
- apprendre aux ordinateurs à mieux comprendre la voix humaine par exemple pour permettre la commande vocale par des personnes en situation de handicap (Voxforge)
- …
Thomas, volontaire pour la solidarité numérique
2017. Thomas a 19 ans. Avec un bac STMG en poche, il aimerait travailler dans la banque, pas forcément comme trader même si ce serait son rêve, mais peut-être en tant qu’assistant commercial. Il ne sait pas trop. Pour l’instant, il fait son volontariat, en tant que volontaire numérique. Il a commencé il y a quelques semaines déjà.
Il est content : cette semaine encore, il est dans la même équipe que Léa, Nathan et Alexandre. Il sort tout juste du McDonald’s où s’est déroulé le planning hebdomadaire de l’équipe. Son objectif personnel, pour cette semaine, c’est d’atteindre le niveau 3 en cartographie humanitaire. Et l’équipe a estimé pouvoir s’engager à atteindre un score de contribution de 380 points d’ici vendredi soir. C’est l’objectif collectif de la semaine.
Thomas est rentré chez lui. Sa mère le laisse contribuer tranquille sur son ordinateur perso. Mais il pense qu’il va plutôt aller contribuer chez Nathan cet après-midi, pour qu’il lui explique comment on utilise le wiki pour la cartographie humanitaire : c’est en anglais et l’anglais, ce n’est pas le fort de Thomas… De toute façon, le wifi chez Nathan est bon aussi. Le seul problème, chez Nathan, c’est son abonnement Netflix… Plutôt tentant. Mais il sait que Léa, l’animatrice de l’équipe, elle aussi volontaire mais en fin de service, veille au grain et vérifiera sa production du jour sur openstreetmap : il n’a pas trop intérêt à traîner, il n’a pas envie de perdre des points d’expérience en cartographie comme l’autre jour.
Thomas se connecte au slack de l’équipe et met son casque. Nathan est déjà connecté (il habite en face du McDo…) et tchatte plutôt de contribuer. » Nathan, bouge-toi si tu tiens aux 380 points de la semaine ! » Nathan répond à Thomas » Check-moi plutôt 1A755D8978FECAA24 « . Thomas hausse les épaules et saisit le code du jour de Thomas dans le formulaire de pointage de l’équipe. Thomas copie-colle dans le tchat son propre code de pointage du jour, pour que Nathan puisse à son tour attester de sa présence en ligne. A chaque heure, c’est l’appel et on a que 10 minutes pour copier-coller les codes de chacun.
C’est parti pour la carto humanitaire niveau 3. Où est le lien de la grille de l’Afghanistan ? Le voila… Thomas choisit la case C32 de la carte : aucun volontaire ne s’en est occupée jusqu’ici. L’image satellite affiche un paysage désertique et montagneux. La rivière qui traverse la case C32 est bien visible. Thomas clique à chaque coude de la rivière pour la tracer en bleu sur le fond de carte. Tant qu’il y est, il poursuit le tracé de la rivière sur les cases C33 et D33. De temps en temps, il valide son tracé et enregistre dans le formulaire de l’équipe le lien de son nouveau tracé : autant de points qui vont faire grimper le score de l’équipe.
Léa leur a expliqué que les inondations de l’an dernier ont été terribles. Et l’une des équipes d’urgence du Croissant-Rouge n’avait aucune des rivières de cette province sur ses cartes, ce qui a considérablement retardé l’aide aux populations des villages les plus touchés. C’est pour ça que la communauté mondiale des cartographes bénévoles « OpenStreetMap » a mis en place ces outils de contribution pour volontaires en ligne. Depuis le séisme d’Haïti en janvier 2010, une équipe de professionnels de l’humanitaire s’est même associée aux cartographes bénévoles pour coordonner les efforts, de manière à en maximiser l’impact sur le terrain. Il parait que des bénévoles sont en train de mettre au point des drones pour accélérer la cartographie de terrain en cas de nouvelle catastrophe naturelle.
Déjà 1 heure passée à tracer les détours de cette rivière du bout du monde. A ce rythme là, si toute l’équipe s’y met, les 380 points devraient être largement dépassés d’ici vendredi. Mais il est déjà 11H. Nathan a fait 3 blagues douteuses dans le slack. Chacun y va de son « lol » poli. On dirait que Nathan a compris : ses blagues ont changé de registre. Thomas vérifie son emploi du temps : aujourd’hui, 11H, c’est transcription ! Chacun colle son nouveau code de pointage, pour répondre à l’appel.
Thomas et la plupart de ses équipiers doivent maintenant sous-titrer une série de vidéos humoristiques pour permettre à des internautes sourds d’en profiter. Thomas a compris le projet, la dernière fois pendant la séance de découverte. Mais il n’a pas encore entièrement compris comment utiliser la plate-forme de sous-titrage : il commence juste le niveau 1 en transcription. Alors il se connecte au wiki de formation des contributeurs et reprend le tutoriel là où il en était.
Il lance la vidéo du tuto et reconnaît la voix et le bureau virtuel d’Alexandre. Alexandre explique d’une voix monocorde où et quand il faut cliquer sur les différents boutons pour contrôler le défilement de la vidéo et saisir les sous-titres. Décidément, Alexandre n’est pas fait pour devenir commentateur sportif, ni commentateur d’enregistrement vidéo d’ailleurs… Thomas se dit qu’il faudra qu’il lui fasse un tutoriel sur comment parler avec enthousiasme dans un tutoriel vidéo (Thomas est de niveau 4 en enregistrement de tutoriels). Bref. Thomas écoute attentivement Alexandre, répond au quiz, se connecte à la plate-forme de transcription et s’exerce sur une vidéo d’exemple. Il colle dans le formulaire à la fin du tutoriel le lien vers son essai de transcription, dans l’espoir qu’Alexandre vienne l’évaluer d’ici peu et lui valider sa compétence de sous-titrage.
Il reste un peu de temps d’ici le déjeuner. Thomas en profite pour se connecter à l’historique des contributions du matin. Il voit les liens de contribution cartographique de son équipe mais n’a pas le droit de l’évaluer. Il ne serait pas très objectif : c’est son équipe, après tout. Alors il clique sur le tracé cartographique d’une certaine Manon… Manon a saisi les noms de toute une série de villages afghans en les recopiant à partir d’une vieille carte de la CIA. Thomas vérifie 3 ou 4 noms de village. Ils sont conformes à ce qui est écrit sur la carte. Thomas donne un like à Manon. Un point de plus pour l’équipe de Manon, en tant qu’évaluée. Et un point de plus pour l’équipe de Thomas, en tant qu’évaluateur.
Thomas s’arrête là après une matinée bien chargée. Au programme de l’après-midi : encore un peu de cartographie humanitaire, chez Nathan donc. Il a aussi une heure de classification de galaxies (lesquelles sont en spirale, lesquelles sont avec une barre centrale, …) et une heure d’enregistrement de phrases pour apprendre aux ordinateurs à comprendre la voix humaine. Il compte sur la récréation de l’après-midi pour que Nathan lui raconte ce nouveau projet qui consiste à photographier la liste des ingrédients de tous les aliments de ses placards pour aider les gens à acheter des aliments meilleurs pour la santé et à chasser les mauvais additifs alimentaires…
Ce soir, il se dit qu’il aura des chances de rêver de sourds afghans de la CIA qui nagent dans des rivières lactées sans conservateur… Espérons qu’il dorme bien : demain matin, Thomas est invité dans une banque du quartier pour expliquer aux employés ce en quoi consiste le volontariat pour la solidarité numérique (eux aussi peuvent apprendre à contribuer). Avec un peu de chance, il fera la connaissance du directeur de l’agence.
Organisation du volontariat numérique
Le volontariat numérique s’effectue en équipes de 4 à 8 volontaires. Les volontaires se retrouvent en présence au moins une fois par semaine, dans un lieu associatif ou public avec du wifi (café, fast food) ou chez l’un des volontaires, selon leur préférence. Le reste du temps, ils travaillent à distance, depuis un ordinateur personnel connecté en haut débit.
Pour devenir volontaire numérique, il faut donc disposer d’un ordinateur personnel, d’une connexion haut débit (ADSL, …) et savoir utiliser sans difficulté la messagerie électronique, le Web, les réseaux sociaux (Facebook, …) et la conférence à distance par webcam (Skype, …).
Le volontariat est organisé selon un emploi du temps individuel très contraint. Au cours d’une journée, à chaque heure, chaque volontaire contribue à l’un des 10 projets ouverts. En fonction de son niveau d’expérience dans les différents rôles proposés par ce projet, il doit contribuer en suivant des consignes précises. Chaque contribution laisse des traces numériques (un lien hypertexte) que le contributeur vient coller dans la liste des contributions de son équipe. Ses contributions sont évaluées par des volontaires d’autres équipes. Et, s’il a le niveau requis en compétence d’évaluation, il peut évaluer les contributions d’autres équipes.
Chaque projet permet différents types de contributions en ligne : des contributions les plus simples à celles nécessitant le plus de compétence et d’expérience dans le projet. Chaque type de contribution de chaque projet peut s’apprendre via une autoformation en ligne ou auprès d’un volontaire plus expérimenté et reconnu comme formateur compétent. Chaque volontaire dispose d’un profil de compétences pour chaque projet.
Chaque équipe de volontaires est animée par un volontaire plus expérimenté qui a réussi à apprendre le rôle d’animateur. Chaque projet dispose de formateurs reconnus, eux-même formés par des volontaires jouant le rôle d’instructeurs. Certains instructeurs sont devenus concepteurs de formations ou bien ambassadeurs. Les ambassadeurs gèrent les relations entre les volontaires et les communautés ouvertes d’internautes bénévoles à l’origine des projets (par exemple la communauté wikipedia, la communauté openstreetmap, …).
Tous les volontaires ont également un rôle d’ambassadeur du numérique, auprès de leur quartier (associations, établissements scolaires, lieux publics, entreprises) pour faire découvrir le bénévolat numérique et faire contribuer ponctuellement le plus grand nombre possible de personnes sur des tâches numériques d’intérêt général très simples.
Parmi 1 000 volontaires numérique, on peut compter 800 volontaires faisant principalement office de contributeurs sur les divers projets, mais aussi 160 volontaires jouant le rôle d’animateurs d’équipes, 32 volontaires agissant comme formateurs, 6 volontaires concepteurs de formations et 2 ambassadeurs servant d’interface avec les communautés d’internautes.
Objectifs
- Année 1 : 1 000 premiers volontaires, 1 000 contributeurs à temps plein
- Année 2 : 10 000 volontaires contributeurs à temps plein et jusqu’à 90 000 bénévoles contributeurs ponctuels, soit 100 000 contributeurs au total
- Année 3 : 100 000 volontaires contributeurs à temps plein et jusqu’à 900 000 bénévoles contributeurs ponctuels, soit 1 000 000 de contributeurs au total dans le monde
Moyens
Pour développer et animer une communauté de 1 000 000 contributeurs dont 100 000 volontaires à temps plein, plusieurs rôles doivent être assurés par une équipe solide de professionnels salariés à temps plein :
- 4 personnes : gestion administrative et financière, et formation,
- 1 personne : web design, rédaction Web et animation de communauté,
- 2 personnes : développement logiciel et administration système (devops fullstack),
- 1 personne : data science et machine learning,
- 1 personnes : direction de projet, stratégie technologique et managériale.
Qu’en pensez-vous ?